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Me bornant à ces idées générales sur la résistance qu~on peut opposer à la
fortune, et venant à des observations plus particularisées, je remarque d'abord qu'il
n'est pas extraordinaire de voir un prince prospérer un jour et déchoir le lendemain,
sans néanmoins qu'il ait changé, soit de caractère, soit de conduite. Cela vient, ce me
semble, de ce que j'ai déjà assez longuement établi, qu'un prince qui s'appuie entière-
ment sur la fortune tombe à mesure qu'elle varie. Il me semble encore qu'un prince est
heureux ou malheureux, selon que sa conduite se trouve ou ne se trouve pas conforme
au temps où il règne. Tous les hommes ont en vue un même but : la gloire et les
richesses ; mais, dans tout ce qui a pour objet de parvenir à ce but, ils n'agissent pas
tous de la même manière : les uns procèdent avec circonspection, les autres avec
impétuosité ; ceux-ci emploient la violence, ceux-là usent d'artifice ; il en est qui sont
patients, il en est aussi qui ne le sont pas du tout : ces diverses façons d'agir quoique
très différentes, peuvent également réussir. On voit d'ailleurs que de deux hommes
qui suivent la même marche, l'un arrive et l'autre n'arrive pas ; tandis qu'au contraire
deux autres qui marchent très différemment, et, par exemple, l'un avec circonspection
et l'autre avec impétuosité, parviennent néanmoins pareillement à leur terme : or d'où
cela vient-il, si ce n'est de ce que les manières de procéder sont ou ne sont pas confor-
mes aux temps? C'est ce qui fait que deux actions différentes produisent un même
effet, et que deux actions pareilles ont des résultats opposés. C'est pour cela encore
que ce qui est bien ne l'est pas toujours. Ainsi, par exemple, un prince gouverne-t-il
avec circonspection et patience : si la nature et les circonstances des temps sont telles
que cette manière de gouverner soit bonne, il prospérera ; mais il décherra, au
contraire, si, la nature et les circonstances des temps changeant, il ne change pas lui-
même de système.
Changer ainsi à propos, c'est ce que les hommes même les plus prudents ne savent
point faire, soit parce qu'on ne peut agir contre son caractère, soit parce que, lorsqu'on
a longtemps prospéré en suivant une certaine route, on ne peut se persuader qu'il soit
bon d'en prendre une autre. Ainsi l'homme circonspect, ne sachant point être impé-
tueux quand il le faudrait, est lui-même l'artisan de sa propre ruine. Si nous pouvions
changer de caractère selon le temps et les circonstances, la fortune ne changerait
jamais.
Le pape Jules II fit toutes ses actions avec impétuosité ; et cette manière d'agir se
trouva tellement conforme aux temps et aux circonstances, que le résultat en fut
toujours heureux. Considérez sa première entreprise, celle qu'il fit sur Bologne, du
vivant de messer Giovanni Bentivogli : les Vénitiens la voyaient de mauvais oeil, et
elle était un sujet de discussion pour l'Espagne et la France; néanmoins, Jules s'y
précipita avec sa résolution et son impétuosité naturelles, conduisant lui-même en
personne l'expédition; et, par cette hardiesse, il tint les Vénitiens et l'Espagne en
respect, de telle manière que personne ne bougea : les Vénitiens, parce qu'ils crai-
Nicolas Machiavel (1515) Le Prince 79
gnaient, et l'Espagne, parce qu'elle désirait recouvrer le royaume de Naples en entier.
D'ailleurs, il entraîna le roi de France à son aide ; car ce monarque, voyant que le
pape s'était mis en marche, et souhaitant gagner son amitié, dont il avait besoin pour
abaisser les Vénitiens, jugea qu'il ne pouvait lui refuser le secours de ses troupes sans
lui faire une offense manifeste. Jules obtint donc, par son impétuosité, ce qu'un autre
n'aurait pas obtenu avec toute la prudence humaine ; car s'il avait attendu, pour partir
de Rome, comme tout autre pape aurait fait, que tout eût été convenu, arrêté, préparé,
certainement il n'aurait pas réussi. Le roi de France, en effet, aurait trouvé mille
moyens de s'excuser auprès de lui, et les autres puissances en auraient eu tout autant
de l'effrayer.
Je ne parlerai point ici des autres opérations de ce pontife, qui, toutes conduites de
la même manière, eurent pareillement un heureux succès. Du reste, la brièveté de sa
vie ne lui a pas permis de connaître les revers qu'il eût probablement essuyés s'il était
survenu dans un temps où il eût fallu se conduire avec circonspection ; car il n'aurait
jamais pu se départir du système de violence auquel ne le portait que trop son
caractère.
Je conclus donc que, la fortune changeant, et les hommes s'obstinant dans la
même manière d'agir, ils sont heureux tant que cette manière se trouve d'accord avec
la fortune ; mais qu'aussitôt que cet accord cesse, ils deviennent malheureux.
Je pense, au surplus, qu'il vaut mieux être impétueux que circonspect; car la
fortune est femme : pour la tenir soumise, il faut la traiter avec rudesse ; elle cède
plutôt aux hommes qui usent de violence qu'à ceux qui agissent froidement : aussi
est-elle toujours amie des jeunes gens, qui sont moins réservés, plus emportés, et qui
commandent avec plus d'audace.
Nicolas Machiavel (1515) Le Prince 80
Le Prince
CHAPITRE XXVI
Exhortation à délivrer l'Italie
des barbares.
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En réfléchissant sur tout ce que j'ai exposé ci-dessus, et en examinant en moi-
même si aujourd'hui les temps seraient tels en Italie, qu'un prince nouveau pût s'y
rendre illustre, et si un homme prudent et courageux trouverait l'occasion et le moyen
de donner à ce pays une nouvelle forme, telle qu'il en résultât de la gloire pour lui et
de l'utilité pour la généralité des habitants, il me semble que tant de circonstances
concourent en faveur d'un pareil dessein, que je ne sais s'il y eut jamais un temps plus
propice que celui-ci pour ces grands changements.
Et si, comme je l'ai dit, il fallait que le peuple d'Israël fût esclave des Égyptiens,
pour connaître la vertu de Moïse; si la grandeur d'âme de Cyrus ne pouvait éclater
qu'autant que les Perses seraient opprimés par les Mèdes;. si enfin, pour apprécier
toute la valeur de Thésée, il était nécessaire que les Athéniens fussent désunis : de
même, en ces jours, pour que quelque génie pût s'illustrer, il était nécessaire que
l'Italie fût réduite au terme où nous la voyons parvenue; qu'elle fût plus opprimée que
les Hébreux, plus esclave que les Perses, plus désunie que les Athéniens, sans chefs,
sans institutions, battue, déchirée, envahie, et accablée de toute espèce de désastres.
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